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Dominique Crenn une artiste
en cuisine

Dominique arrive tout sourire, comme souvent on s’en rendra compte. Elle porte une des casquettes qu’elle adore, un bas de survêtement, un t-shirt blanc, une paire de sneakers colorées et une veste militaire. Elle ressemble à tout sauf à la cheffe quadruplement étoilée qu’elle est, ici à San Francisco. La distinction suprême, elle l’a obtenu en 2018 pour la cuisine de son restaurant ouvert en 2011, l’Atelier Crenn sur Fillmore Street. Elle avait eu sa première dès 2012, puis la seconde en 2014. Et récemment, en 2022, elle a aussi été distinguée pour le Bar Crenn voisin, un bar a vin où elle propose aux heureux convives, qui ont eu la bonne idée de réserver quelques mois à l’avance, ses interprétations de recettes françaises. Parce que même si elle est tombée amoureuse de cette ville californienne en 1988, lorsqu’elle y a débarqué une première fois, elle reste française dans l’âme, bretonne même si sa génétique est un étonnant mélange comme elle s’en amuse. Alors qui est Dominique Crenn, la cheffe qui affole la gastronomie américaine en réinventant la française, et que beaucoup d’entres-nous ont juste découverte lors de la dernière saison de Top Chef ? Nous sommes allés la rencontrer dans son fief franciscanais pour en savoir un peu plus.
Entretien
Followed : vous êtes française, d’origine bretonne, et vous avez posé vos valises et fait votre vie en Californie, à San Francisco. Pourquoi ici ?  
Dominique Crenn : par amour bien sûr. On fait tellement de chose par amour. Une émotion peut vous amener à un endroit où on ne pense pourtant pas aller. Je suis passionnée et déraisonnable, j’aime être dans une situation où l’on ne peut pas se contrôler. C’est la vie, une sorte d’instabilité, la recherche d’un mouvement. Pour moi, l’instabilité est saine, elle nous force à évoluer, à bouger, à changer même. C’est ma façon d’être depuis très longtemps, et c’est pour suivre un homme, par amour, que je suis arrivée ici la première fois en 1988. Après des études en commerce international, je ne savais pas trop quoi faire. Je m’imaginais romancière, photographe, faire quelque chose d’artistique. Et puis j’ai eu cette histoire. Je suis venue ici, j’ai commencé à travailler dans un des restaurants de mon ami, en salle et en cuisine pour faire un peu d’argent, à donner des cours de français à des petits aussi, je traversais le Golden Gate sur une espèce de mobylette, ce qui était strictement interdit. Je découvrais San Francisco et sa vie. Mais je suis vite rentrée : c’était un con. 
Followed : mais vous y revenez et posez définitivement vos valises pour embrasser la carrière de cheffe.
Dominique : ma première fois ici, je suis tombée amoureuse de la ville, de sa diversité, de sa liberté. San Francisco est une cité à part en Californie, qui est un état à part dans cet immense pays. Avec une histoire forte, écrite par les amérindiens et les mexicains, mais aussi par les asiatiques qui sont venus très tôt dans la baie. Pour tout cela San Francisco est magnifique. Et j’avais enfin une idée précise de ce que je voulais faire : cuisiner. Jeune, j’avais eu la chance de découvrir beaucoup de restaurants français étoilés, mon père étant ami avec Albert Coquil, le critique gastronomique de Ouest France en Bretagne. Je les accompagnais régulièrement, et j’avais adoré la mise en scène, le ballet qu’est un repas dans un étoilé, l’histoire des produits, celle du chef. En y repensant, c’est comme un roman ou une peinture, ça raconte un truc. Dès que je suis revenue ici, j’ai cherché à rencontrer Jeremiah Tower, le chef américain qui révolutionnait la gastronomie aux États-Unis. Il a inventé la cuisine californienne. Je suis allée le voir pour lui dire tout le bien que je pensais de lui, que je voulais apprendre de lui et travailler pour lui, sans formation évidemment. Je crois me souvenir qu’il m’a dit que je l’emmerdais… mais m’a quand même envoyée en cuisine. J’y ai appris durant trois ans la relation forte qu’un cuisinier doit avoir avec ses produits, cette connexion indispensable pour raconter son histoire. Et le respect de la nature, des saisons et bien évidemment des clients et du travail. Nous sommes toujours copains avec Jeremiah.
Followed : Vous n’ouvrez votre propre restaurant qu’une vingtaine d’années plus tard. Qu’avez-vous fait entre temps ? 
Dominique Crenn : J’ai travaillé. J’ai développé mes techniques, mes envies, enrichi ma culture et mon savoir-faire, d’abord dans deux établissements ici à San Francisco, puis suis partie un temps en Indonésie, prendre les cuisines de l’Intercontinental de Jakarta. Mais l’ambiance californienne me manquait et je suis rentrée pour prendre le poste de cheffe exécutive du Manhattan Country Club au sud de Los Angeles, puis du Adobe Restaurant and Lounge, à Santa Monica, au nord cette fois. C’est en 2008, quand je prends les cuisines du restaurant Luce de l’Intercontinental que je reviens véritablement à San Francisco. Pour de bon. Après, vous connaissez l’histoire : ouverture de l’Atelier Crenn en 2011, les étoiles en 2012 et 2014, le bistrot Petit Crenn juste à côté ouvert en 2015, ouverture du Bar Crenn (dans le même bâtiment, NDLR) en 2018, l’année de la troisième étoile de l’Atelier et puis récemment la première du Bar.
Followed : vous faites partie du cercle très restreint des chefs étoilés dans plusieurs établissements, dont un auréolé de trois étoiles. C’est important pour vous ? 
Dominique Crenn : bien sûr que c’est important. Mais je ne cuisine pas pour cela. Les inspecteurs du guide m’ont donné ces étoiles parce qu’ils ont aimé ce que je leur ai proposé. C’est dans ce sens que cela doit fonctionner, pas dans l’autre. Je ne dois pas adapter ma cuisine à ce que je pense être leurs goûts, mais continuer à faire ce que je pense bien, en accord avec ma culture, mes envies et ma façon d’évoluer. Les français ont eu la meilleure cuisine pendant des siècles, mais elle a assez peu évolué. Or elle a besoin d’évoluer. Comme je le disais, la stabilité, c’est une peur de se redécouvrir, une peur de devenir quelqu’un d’autre. Je suis une nomade, j’ai besoin d’apprendre, je suis curieuse. C’est pour cela que ma cuisine évolue, comme moi. Aussi, je suis très heureuse d’avoir eu ces étoiles, mais je sais que ma cuisine va continuer à évoluer avec ma personnalité, et je ne peux que souhaiter qu’on me suive. 
Followed : vous ne proposez pas de viande à vos tables, vous recyclez vos déchets végétaux dans votre ferme, qui produits écologiquement une partie de vos légumes. L’écologie est primordiale ? 
Dominique Crenn : tout cela est un cycle. La nature nous donne, on doit lui rendre, c’est un échange. Prenez l’océan, les poissons, les fruits de mer, qui sont la base de ma culture gastronomique bretonne et que j’adore. Nous devons prendre ce que nous donne l’océan, mais pas en faire n’importe quoi. Je suis radicalement contre les exploitations industrielles, qu’elles soient des fermes d’élevage de bovins ou d’autres mammifères, ou des piscicultures. Je mange parfois de la viande mais je n’en sers pas par choix, je propose du poisson, des crustacés ou des fruits de mer, mais pêchés de manière raisonnée, une partie de nos légumes sont produits dans notre ferme au nord de la Baie et le reste vient de petits producteurs locaux magnifiques. Car nous avons beaucoup de craie dans notre sol et certains végétaux n’y poussent pas. Donc je dois les acheter ailleurs.
Followed : Quels sont vos ingrédients favoris et interdits ? 
Dominique Crenn : la viande, quelle qu’elle soit, je n’en sers pas. J’adore les poissons et les fruits de mer, qui permettent des accords sublimes, mais je me pose beaucoup de questions sur leur présence ou pas à ma carte. Nous devons faire attention à ce que nous consommons, pour nous mais aussi pour la planète. Je ne suis pas encore prête à m’interdire poissons, crustacés et fruits de mer, mais tout cela mérite réflexion. Après, moi, je suis une fan inconditionnelle des champignons et des tomates. En fait, je crois que je suis tomate.
Followed : il se dit que vous allez ouvrir un établissement à Paris en fin d’année. Dites nous en plus.
Dominique Crenn : Je ne peux pas tout dévoiler, mais j’ai envie de revenir à Paris. Pas d’y poser mes valises, j’y ai déjà habité par le passé, derrière Notre-Dame, et puis c’est déjà assez compliqué de me partager entre San Francisco où je travaille et habite et Los Angeles où vit ma fiancée (une actrice hollywoodienne, NDLR). Je dois absolument garder du temps pour les deux filles aussi, c’est le plus important. Mais Paris est sans doute la plus belle ville du monde et j’ai très envie d’y avoir un restaurant à moi. Un lieu magique, avec une proposition gastronomique innovante. Je ne cherche pas à réinventer la roue, je veux juste inventer ma roue. Le projet avance bien, on a un lieu incroyable, un concept fort et décalé : j’adore. J’ai hâte. 
Nous aussi.

Sa bonne humeur est communicative, sa sensibilité aussi. Dans ses cuisines de San Francisco, elle ne porte ni toque, ni tablier, et préfère se faire appeler Dom que chef. Rencontre avec la première femme triplement étoilée aux États-Unis, la bretonne Dominique Crenn.

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