Deux en un
Des couples à la tête de restaurants étoilés, ça ne manque pas. Mais quand tous les deux sont en cuisine, c’est plus rare. Rencontre avec Aurora et Flavio, deux romains installés à Paris à deux pas de l’assemblée, étoilés depuis l’an dernier.
Ça ne pouvait pas mieux tomber. En mars 2024, le Guide Michelin décerne une première étoile au chef Flavio Lucarini. En même temps sa compagne, la cheffe pâtissière Aurora Storari, se voit remettre le prix Passion Dessert Valrhona. C’est à chaque fois en couple qu’ils reçoivent leurs trophées. Moins d’un an avant, leur restaurant parisien, Hémicycle du groupe Eclore, ouvrait ses portes. Les choses vont vite diront certains, sans doute parce qu’ils ne connaissent pas les parcours de ces deux trentenaires romains arrivés à Paris pour y développer leurs compétences en haute gastronomie. « Chez nous en Italie, les écoles hôtelières ne sont pas aussi bien structurées qu’en France. On y apprend beaucoup de choses, mais on n’est jamais vraiment en cuisine. Dans ma promotion, nous étions une trentaine d’élèves pour faire un menu complet en laboratoire. Notre premier vrai contact avec les cuisines, c’était lors de notre stage, fait dans des hôtels-restaurants de la côte en Emilie-Romagne, en avril. Ce n’était pas les vacances, il n’y avait pas de clients, se souvient Flavio. En plus, ce sont des stages de 140 à 180 heures, autrement dit deux semaines quand on connait les horaires de la restauration, c’est trop court ». Ce fils et petit-fils de pâtissier va vraiment goûter aux cuisines lors de jobs d’été. Il fait deux saisons pendant ses deux dernières années d’école, à cuisiner pour le chef Davide Cianetti lors de festivals à Rome. De quoi lui confirmer une chose : il en fera son métier. D’ailleurs le chef est de cet avis et l’engage dans un de ses restaurants. Il va y rester deux ans, avant d’intégrer les cuisines de l’ancien chef de l’école culinaire Gamberro Rosso (c’est aussi un guide en Italie). Mais sa première expérience « étoilée » n’arrive que deux années plus tard dans le restaurant d’un hôtel de luxe sur la Place d’Espagne. « Là, j’ai découvert ce qu’est une cuisine d’étoilé, avec des gens impliqués à 100% dans un projet commun. On ne vient pas pour faire juste son travail, et ses heures. On est là pour tout déchirer… ». Flavio a déjà quelques années de cuisine dans les couteaux, mais vient de se découvrir un avenir. Sauf qu’à Rome, les étoilés ne sont pas légion et les bonnes places ne tournent pas souvent. « Tu te retrouves avec des gars qui ont quarante chefs de partie ou sous-chef… et tu sais que rien ne va bouger. Il fallait partir ailleurs ». Des amis lui disent que c’est une autre histoire à Paris. Il débarque dans la capitale en 2015, pour l’ouverture du restaurant de Giovani Passerini.
Plus jeune d’un an, Aurora a quasiment vécu les mêmes expériences, en décalé. Passée par une école de cuisine après le lycée, elle part en stage… chez Mauro Colagreco au Mirazur. « Je sortais de ma petite école et je me retrouve dans les cuisines d’un deux étoiles, avec des gars qui poussent pour la troisième. C’est un choc, mais cela m’a fasciné. L’implication de chaque personne autour d’un projet commun, c’était une révélation » explique Aurora. Après quatre mois intenses, elle rentre à Rome pour travailler. Mais ça ne lui suffit pas et part pour Londres. « Dans le pire restaurant de Londres je pense. Alors que la mode à l’époque est aux grosses machines avec plein de couverts, j’ai choisi un établissement intimiste avec quelques tables, une cuisine singulière… et une étoile naturellement. C’était dur et formateur. À cette époque, j’étais en cuisine, mais je ne comprenais pas pourquoi cuisine et pâtisserie étaient toujours séparées, presque opposées. Alors qu’elles doivent se compléter… » Elle rentre en Italie pour poser ses couteaux à Milan. En fait, elle va les mettre au repos, passant en pâtisserie dans un étoilé de la ville. « C’est une façon de créer différente. C’est aussi précis que des maths pour moi, tu ne peux pas tricher, tu ne peux pas être dans l’à peu près. C’est plus précis que la cuisine. Pour les desserts, j’ai un style très personnel, sans doute parce que j’ai aussi fait de la cuisine où j’ai développé mon instinct et mon palais, ainsi qu’un goût pour la variété des ingrédients ». Milan est trop petit, et elle aussi débarque à Paris. Dans les cuisines du Clarence, en pâtisserie évidemment. Elle va y rester deux ans, à développer sa propre sensibilité. « Quand tu parles de restaurant gastro, tu fais toujours la comparaison avec les autres 2 et 3 étoiles. Tu regardes les « insta » des chefs, des pâtissiers et tu compares. Mais souvent, tu fais la même chose.
Moi, les trucs hyper techniques, je déteste. J’ai arrêté de regarder les autres pour faire ce que j’aime moi, ce que j’aime manger. Je veux me respecter dans ce que je fais ».
Après Passerini, où il a passé deux ans comme souvent, parce qu’il faut voir plusieurs saisons pour vivre différents menus, Flavio intègre les cuisines de Jérôme Banctel à La Réserve. « Je ne parlais pas très bien le français à l’époque, et c’est le chef qui a fait la discussion pendant une heure trente, à me présenter son projet. Il visait les trois étoiles au Gabriel, c’était un truc de fou ». Il va y rester deux ans, avant d’être débauché avec sa brigade pour l’ouverture d’un restaurant… qui n’ouvrira jamais. « C’était juste avant la pandémie, nous nous sommes retrouvés sans rien. Mais Stéphane Manigold, qui a fondé le groupe Eclore, cherchait quelqu’un pour reprendre le Bistrot Flaubert. J’étais prêt, avec ma petite brigade ». C’est la première fois qu’il va travailler avec sa compagne Aurora. Ils s’étaient déjà rencontrés, croisés et plus. Là, ils vont partager un projet commun : à lui les plats, elle les desserts. Mais la cuisine est bistronomique, et même si Flavio va y développer son premier plat gastronomique, autour de la betterave qu’il déteste pourtant (encore à la carte à Hémicycle), la marge de manoeuvre est réduite. Aurora va repartir six mois au Clarence prendre la place de cheffe pâtissière aux côté de l’étoilé Christophe Pelé.
Le coup de génie de Manigold, réunir ces deux romains dans un projet commun où ils peuvent exprimer leurs talents. En septembre 2023, il leur confie l’ouverture d’Hémicycle, rêvant d’y apposer rapidement une étoile rouge. Flavio pourra y créer ses plats un peu fous, où le végétal, légumes comme fruits, dispute aux protéines les faveurs des convives, où l’amertume choyée par les transalpins n’est pas bannie, où les pâtes prennent une autre dimension, capables de remplacer une pièce de viande ou un poisson. Avec la folie d’Aurora pour terminer l’expérience, avec ses créations peu sucrées, mêlant fruits, légumes et sauces, avec ses glaces turbinées magiques qui vous donnent envie d’y revenir. C’est sans doute pour cela qu’elle a récemment lancé Aura, un menu dégustation de desserts uniquement, servi à l’étage de l’Hémicycle. Vous aurez une bonne raison de venir deux fois.
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