Philippe Shangti
Le sens de la formule, de la provocation et de l’image
Son sens de la lumière, de la mise en scène et de l’accessoirisation rendent ses oeuvres remarquables et remarquées à travers le monde. Rencontre avec un artiste photographe touche à tout qui n’est pas prêt de s’arrêter de (nous) provoquer : Philippe Shangti.
Une image forte, avec une lumière qui accroche l’oeil, un modèle qui fait souvent de même, et une phrase qui interpelle. Cela pourrait résumer le style des oeuvres de Philippe Shangti, un artiste-photographe né en France il y a trente-neuf ans, qui a fait ses premières armes dans le Golfe de Saint-Tropez au début des années 2000 et qui travaille aujourd’hui depuis les Pyrénées, en Andorre, pour vendre ses productions dans le monde entier. La notoriété est venue avec ses premières séries baptisées « no cocaïne here » puis « no prostitution here », mettant en scène des mannequins féminins magnifiquement éclairées et peu vêtues, juste accompagnées des accessoires nécessaires à la pratique décriée, avec une simple phrase, écrite à la main directement sur leur peau. « J’ai toujours fait de la photo, mais c’est réellement en 2008, avec mon premier No Cocaïne que je me suis fait remarquer », explique Philippe. Lui a tout juste vingt ans quand il débarque dans le Golfe, en provenance de Toulouse où il a fait ses études. Une rencontre va changer sa vie, avec Joseph Geenen, une figure de la fête à Saint-Tropez qui possède de nombreux restaurants. Il cherche à en relooker certains, à en relancer d’autres avec des concepts forts, et voit en Philippe un artiste qui ne demande qu’à exprimer son talent, à la fois graphique et scénique. Philippe, qui ne s’appelle pas encore Shangti, travaille à imaginer des ambiances et des concepts, observe cette vie nocturne des strass et de paillettes, et va en découvrir les travers. « Un soir, alors que je suis avec un groupe d’habitués, je remarque que l’un d’eux n’est pas encore arrivé. Et quand je m’en inquiète, les autres m’expliquent qu’il ne viendra pas, parce qu’il a fait une OD. Je ne sais même pas ce qu’est une OD. Une overdose, me disent-ils… mais de quoi ? Et là, je découvre qu’une bonne partie de ces gens se droguent pour faire la fête toute la nuit. C’est tellement loin de ce que j’imagine que je me dis qu’il faut le dénoncer. Ce soir là, j’ai shooté ce qui restera ma première oeuvre, mon premier « No Cocaïne Here ». Pour la première fois, je prends mon appareil photo en me disant que je vais créer une image forte, hyper colorée et hyper accrocheuse pour que l’on ait envie de la regarder, mais avec le message que je veux faire passer. J’avais demandé à une chanteuse du restaurant de venir, j’avais pris des pailles de couleurs, un drap violet pour rendre le truc hyper visuel… et j’ai écrit cette phrase directement sur elle ». L’image est imprimée et affichée, mais Philippe se demande quel en sera l’accueil, même s’il y a mis tous les ingrédients du succès. Des collectionneurs et des galéristes demanderont rapidement qui en est l’auteur avant de s’arracher les tirages. Et Philippe de répondre que c’est un certain Philippe Shangti, un nom inspiré de celui d’un maître de Kung-fu dans des Comics Marvel, lui qui est fan de cet art martial et le pratique régulièrement. « Je ne savais pas comment cela allait être accueilli. Parler de drogue à Saint-Tropez il y a quinze ans, je n’étais pas du tout sûr que cela plaise, même si l’image était vraiment réussie ». Bingo, ça plait. Et ça marque les esprits. La recette, Philippe va la travailler, la reproduire, la décliner et évidemment l’améliorer. En plus de cette campagne contre la drogue, il va partir en croisade contre la prostitution, une autre face obscure des nuits tropéziennes. Avec la même technique, une mannequin, des accessoires, une lumière très travaillée et un message clair. Il ne faut pas y voir de second degré, même quand Philippe met en scène une Geisha sur laquelle il scande « No Prostitution Here ». « C’est une artiste, une chanteuse et une danseuse, surtout pas une prostituée, même si beaucoup l’assimilent à cela. Pour moi, c’est une façon de dire que quoi que l’on pense, il ne faut pas se fier aux apparences ou aux idées que l’on se fait, ça doit toujours être No Prostitution Here » explique l’artiste. Pourtant, selon ses séries, on peut y déceler différents niveaux de lecture, comme les images intitulées super-héros VS drugs (voir le Joker du Batman en photo). Au premier coup d’œil, certains verront de magnifiques portraits de superhéros, sur le point de se faire une ligne de poudre, ce qui est mal, on l’a dit. On pourrait aussi croire qu’ils ont besoin de cela pour entretenir leurs super-pouvoir. Ou encore que l’on peut se prendre pour un super-héros quand on se drogue. Dans tous les cas, comme le répète Philippe, c’est vraiment une pratique à éviter, et c’est l’idée qu’il veut faire passer. Au fil des années, son travail a évolué, avec toujours cet art de la mise en scène, cette maitrise de la lumière et ce goût pour la provocation. Et puis, surtout avec ses yeux fermés. « Je sais que si je shoote mes modèles avec les yeux ouverts, on regardera le modèle plus que le message. Dès que tu accroches des yeux, tu perçois un peu de l’âme. C’est une de mes signatures, de faire poser mes mannequins avec les yeux fermés », ajoute Philippe. Lui, qui n’a fait aucune école de photo, vit la lumière comme il le dit, sans posemètre, cet appareil qui vous dit comment éclairer votre scène. Il travaille avec un Hasselblad digital de cent millions de pixels, avec toujours le même objectif 80 mm, parce que c’est le meilleur piqué. « Quand je shoote des dîners, ces photos très larges, je recoupe, en enlevant près de 40% de l’image originale. Il me faut de la définition pour ensuite en tirer une épreuve d’artiste de 3 m de large (toutes limitées à 7 pièces par format, NDLR). On fait tout ici, dans nos studios de La Massana en Andorre. Du shooting au tirage, puis au contre-collage et à l’emballage. Même pour les sculptures, imprimées en 3D avant les finitions faites à la main. J’aime tout maîtriser ». Celui qui a déjà été qualifié de fils caché de David LaChapelle, bien que les deux artistes n’utilisent pas du tout les mêmes techniques, se dit plus inspiré par Guy Bourdin, un peintre et photographe français, né en 1928 et décédé en 1991. « L’oeuvre de Bourdin, c’est magnifique. Après, j’aime bien l’idée d’avoir des inspirations, mais il ne faut jamais confondre avec du plagiat, c’est autre chose. Tu peux regarder des oeuvres et t’en inspirer, mais il ne faut pas copier. Ça m’est arrivé de me faire copier, pour certains de mes dîners par exemple, et ça donne l’impression de se faire violer, encore plus que voler. Je ne le souhaite à aucun artiste. » Le sens de la formule, dans le genre droit à l’essentiel, Philippe le cultive autant dans ses oeuvres photographiques, lorsqu’elles portent une revendication (No cocaïne, prostitution, héroïne, pollution…) que dans ses tagues, ces phrases écrites au pinceau large, en anglais sur fond blanc. « Le premier tague, comme la première photo, c’était à Saint-Tropez, se souvient Philippe. Nous allions ouvrir l’Opéra, un restaurant branché de Joseph, et nous étions dans la rue à discuter de la décoration. J’entendais des gens derrière nous, qui sans savoir qui nous étions n’arrêtaient pas de critiquer. Je suis rentré dans l’établissement et j’ai écrit en gros le fameux « Fuck who doesn’t like this place ». Sans virgule, sans point d’interrogation. C’est vraiment ce que je pensais à cet instant. Celui qui n’est pas content, il vient pas, tout simplement ». Les messages que Philippe veut faire passer sont simples : pas de drogue, pas de prostitution, arrêtons de polluer notre planète, de détruire la biodiversité, sur terre et dans les océans, et en même temps vivons notre vie de la meilleure des façons. Pour lui, travailler dans son studio, conduire ses voitures superbement motorisées (Ford Mustang Shelby 1967 Eleanor, Ferrari 458 Spider, Porsche 911 GT3…), et voyager. « Entre le Covid, les confinements, et mes gros problèmes de santé qui ont suivi, plus que jamais je me dis qu’il faut profiter et vivre. Là, je me remets au travail, alors que cela fait un an que je me traîne (pour des problèmes de coeur depuis opérés, NDLR). Je vais attaquer les shooting de ma prochaine collection, que j’ai pensé comme la dernière. Aller encore plus a l’essentiel, creuser le sillon de mon chemin artistique. Je pense que chaque artiste à une voix, un chemin à prendre, pour arriver quelque part. Là, je veux y aller le plus directement possible. Mais je ne peux pas en dire plus… » Avant que cette nouvelle collection ne soit achevée, Philippe va travailler cette fin d’année avec une personnalité française bien connue, pour la photographier à sa manière dans une véritable mise en scène. Comme à chaque fois, avec une planche d’inspiration pour les couleurs et les accessoires, puis un story-board qu’il est le seul a déchiffrer. Chaque shooting prend des jours de mise en place, avec l’équipe du studio. L’oeuvre sera ensuite mise en vente, aux enchères, et les bénéfices seront reversés à la fondation soutenue par la personnalité. Un peu comme avec Iris Mittenaere, miss France et miss Univers, sur laquelle Philippe avait écrit « I’m not a princess ». Cela avait rapporté 40 000 € à l’association Smile Train, dont la miss était la marraine. Comme quoi, l’art peut porter des messages et se rendre utile.