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Un facteur pas comme les autres

Adrien Jaminet, réparateur de trompettes, est devenu « facteur », c’est-à-dire fabricant d’instruments, avec l’idée de ressusciter les « cuivres à la française », et de les produire localement. Ses trompettes s’exportent désormais jusqu’au Japon.

C’est adolescent, alors trompettiste en herbe au conservatoire municipal de Brétigny-sur-Orge (Essonne), qu’Adrien Jaminet a une révélation. Tout cela en faisant son stage de troisième dans un atelier de la fameuse rue de Rome (vers la gare Saint-Lazare), qui a longtemps accueilli des dizaines de luthiers et facteurs d’instruments (mais n’en compte désormais plus qu’une poignée). « Après ce stage, raconte-t-il, j’ai commencé à réparer moi-même mes trompettes, dans le sous-sol de mes parents, puis celles des copains, des copains des copains… Progressivement, certains sont entrés dans de gros conservatoires, puis sont devenus trompettistes solos dans de grands orchestres, et ils ont commencé à m’amener leurs collègues de pupitre, etc. Du coup, ça a grossi tout seul ! ».

 

Précisons que lorsqu’on parle de « réparer » une trompette, c’est souvent un abus de langage, puisqu’en dehors de quelques accidents qui peuvent toujours arriver, il s’agit surtout d’en assurer la maintenance : « Comme [un trompettiste] envoie de l’air chaud dans du métal froid, il y a de la vapeur d’eau qui se condense [dans l’instrument] et qui donne du vert-de-gris. Il faut donc faire un nettoyage tous les ans : on démonte tout, on met les pièces en laiton dans des bains d’acide, on polit, on graisse [les pistons], on change les “consommables”, comme les lièges ou les feutres… ». Cette activité reste d’ailleurs économiquement très importante pour l’atelier d’Adrien, surtout durant les mois d’été, lorsque les conservatoires de France et de Navarre profitent des vacances pour faire « réparer » les trompettes de leurs parcs.

 

C’est au détour de la crise Covid qu’Adrien est également devenu facteur, autrement dit fabricant, de trompettes. Une aventure qui a démarré par une rencontre avec le trompettiste Roger Delmotte, alors âgé de 95 printemps : « C’est une légende de la trompette française, qui m’a raconté des histoires folles, parce qu’il était au conservatoire pendant l’Occupation, avant d’entrer comme trompettiste solo dans l’orchestre de l’Opéra de Paris, de gagner des concours internationaux, de composer plein de concertos… ». En se plongeant dans l’histoire de la trompette avec lui, Adrien a réalisé que Paris avait été « la Mecque des cuivres » pendant tout le XIXe siècle, et jusqu’à l’aube de la Première Guerre mondiale, autrement dit jusqu’à ce que le laiton, qui peut aussi servir à fabriquer des pièces d’artillerie, vienne à manquer en Europe, et que la fabrication des cuivres se déplace aux États-Unis. Au fil de ses discussions avec Delmotte, Adrien s’est également rendu compte que, dans les années 1950, on jouait un type de trompette qui n’existait plus en 2020 : « Alors je me suis lancé dans le projet d’en refabriquer, sans trop savoir où ça allait me mener ».

 

Bien évidemment, la conception de l’instrument n’avait pas fondamentalement changé : une embouchure ; un enchaînement de tubes (la « branche ») ; des pistons, permettant d’allonger la colonne d’air et donc d’abaisser les notes de base produites à la bouche par le trompettiste ; et enfin, tout au bout du bazar, un pavillon évasé, pour « projeter » le son. Mais il y avait tout de même une énorme différence, et elle tenait à la « perce » (autrement dit au diamètre intérieur des tubes). Cette dernière avait progressivement augmenté, en même temps que la superficie des salles de concert, pour optimiser le volume sonore, mais en modifiant par la même occasion le timbre.

 

En 2020, le premier instrument maison fut une trompette en ut (c’est-à-dire en do), qui est celle des orchestres classiques. Baptisée « Alfred », en hommage au facteur Alfred Aubertin (1874-1957), elle fut rapidement adoptée par les solistes de plusieurs orchestres, à commencer par le philharmonique de Radio France, pour certains morceaux : « Les concertos français sont réputés très durs et très physiques… sur des trompettes d’aujourd’hui. Les gens, à travers cet instrument, ont redécouvert une sonorité, mais aussi une manière de jouer et des sensations ». Adrien constate que tous les musiciens n’ont pas accueilli cette trompette « à l’ancienne » de la même manière : « La nouvelle génération a trouvé le concept très séduisant, mais les anciens, qui ont connu la fin de ces trompettes-là, ne comprennent pas toujours. Pour eux, c’est un peu un retour en arrière ». Ce qui n’est pas vraiment le cas, d’ailleurs, vu les progrès apparus dans l’intervalle : « Nos instruments sont un peu mieux qu’à l’époque, pas parce que c’est nous qui les faisons, mais parce que la mécanique s’est beaucoup améliorée, et que les CNC [machines-outils à commande numérique, NDLR] font qu’il y a beaucoup plus d’étanchéité dans les coulisses, les pistons… On a donc le son d’antan, mais encore un peu purifié ! ».

 

Les premiers exemplaires comportaient un certain nombre de pièces dites « de remplacement », en provenance notamment des États-Unis, mais « je me suis dit que ces savoir-faire, on les avait certainement en France, et qu’il devait y avoir moyen d’activer ou réactiver des choses ». Le travail de « sourçage » qui a suivi a donné lieu à quelques surprises : par exemple, Adrien s’est rendu compte qu’une pièce, qu’il avait jusque alors toujours commandée à un fournisseur basé à Chicago (Illinois), était en fait fabriquée à… Troyes (Aube), à 150 km à peine de Brétigny ! Désormais, tous les éléments sont produits dans un rayon de 800 km. Petit à petit, le catalogue Jaminet s’est étoffé de plusieurs autres modèles, tantôt en ut (pour le classique, donc), tantôt en si bémol (pour le jazz). Tous ces instruments portent des prénoms de facteurs, de trompettistes ou d’illustres Brétignolais : il y a la Ludovic, la Germain, la Lucien…

 

Une trompette est composée de 100 à 130 pièces, certaines en laiton, d’autres dans un autre alliage que l’on appelle le maillechort. Il faut souder ensemble (à l’étain) plusieurs tubes de laiton, y adjoindre d’autres éléments (anneaux, entretoises, clés d’eau…), et assembler le « bloc-pistons » (boutons, coussinets, ressorts, feutres…). Quant au pavillon, qui est le troisième et dernier segment de l’instrument, il arrive à l’atelier pré-formé (en cône) : il faut donc encore le cintrer, le marteler, et surtout donner sa forme définitive à la « cloche », qui est son extrémité évasée. Viennent ensuite le placage (fait par un partenaire voisin), la gravure (des numéros de série, notamment), et bien évidemment le polissage, qui achève de transformer cet enchevêtrement de tuyaux en un instrument rutilant. Adrien compare son métier à celui d’un cuisinier, « parce qu’une fois qu’on a sourcé tous nos produits, on conçoit une recette. Je suis convaincu que si je donne nos pièces et nos plans à un atelier confrère, en France ou ailleurs, le son sera proche, mais différent, parce qu’on a chacun sa sensibilité. De même que si vous donnez la même recette et les mêmes produits à deux cuisiniers, leurs plats vont se ressembler, mais sans être tout à fait les mêmes ».

 

Et pourtant, il a aussi confié ses recettes à d’autres. Car ses cuivres « made in France » coûtent entre 4 000 et 5 000 €, ce qui les rend totalement inaccessibles aux débutants, intermédiaires ou dilettantes. D’où l’idée de développer également des trompettes d’étude qui, comme tous les instruments d’étude de toutes les marques d’ailleurs, sont produits en Asie. En l’occurrence, dans une usine chinoise du groupe Buffet-Crampon, qui les commercialise au sein du catalogue de sa marque Antoine Courtois, à des prix tournant autour des 1 000 €. Rien qu’entre septembre et décembre 2025, quelque 400 de ces trompettes devraient prendre vie, soit à peu de choses près… la production totale sortie de l’atelier de Brétigny en cinq ans. Mais Adrien forme quelques apprentis, dont l’un est même devenu son associé, pour augmenter la cadence. Il le faut car, à n’en pas douter, il a encore plein d’idées dans sa besace !

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