Julien Marinetti : un artiste qui a du chien
Ses bouledogues peints, ou plus exactement ses « peintures sur bouledogues », l'ont rendu célèbre dans le monde entier. Avant que ses pandas et autres chats monumentaux ne s'exposent dans les rues de capitales de tous les continents. Rencontre avec l'artiste, dans ses ateliers de région parisienne.
Les murs de son atelier de la banlieue sud de Paris sont couverts d'aphorismes jetés au feutre, du même tonneau que ceux par lesquels il s'exprime volontiers en virevoltant autour de l'établi sur lequel trône un gros bouledogue en bronze. « Souvent, dans les ateliers d'artistes, on a le bleu avec le bleu, le rouge avec le rouge, les pinceaux bien propres... Alors que le mien, il est toujours dégueulasse, il y a de la peinture partout... », prévient Julien Marinetti. Le temps de poser notre sac à dos et de parcourir la pièce du regard, soit quelques secondes d'inattention, et on se rend compte que la phrase qu'il avait commencée sur Bonaparte, il l'a terminée sur Ptolémée V, et qu'il a depuis entrepris de descendre le street art entre deux anecdotes sur Van Gogh. Ça va vite, très vite. Heureusement, il hésite quelques instants sur l'année exacte où Brancusi s'est formé dans l'atelier de Rodin, ce qui nous permet de reprendre le fil de la discussion.
Lorsqu'il était gamin, ce fin érudit jouait au ballon dans la Cour carrée du Louvre, avant de pousser les portes du musée du même nom, et rapidement, d'y passer ses journées : « Et j'ai copié, copié, copié... Delacroix, Poussin, Vélasquez... ». Devenu par la suite un pur produit des Beaux-Arts, il paraphrase désormais Picasso (« J'ai mis toute ma vie à savoir dessiner comme un enfant ») : « Être artiste, c'est apprendre à oublier ce qu'on a appris. Mais la clé est dans la phrase, il faut l'avoir appris avant ». Lui est ainsi passé, outre la peinture à l'huile, par la céramique, la pierre, le marbre, ou encore la lithographie... « J'ai fait 12 000 œuvres dans ma vie. J'en ai filé autant que j'en ai vendu, et je sais bien que, parfois, les gens les prenaient pour me faire plaisir, alors qu'ils trouvaient que c'étaient des horreurs... Au début des années 2000, j'avais 15 ans de métier, plus les écoles, et je faisais de la merde... ». Avec une pointe de provoc', il confesse une certaine nostalgie des guildes qui, à Florence, encadrèrent plusieurs siècles durant les professions de peintre ou de sculpteur : « Même quand on sortait de chez Verocchio, après 5 ou 7 ans de formation, il fallait payer une taxe annuelle, sinon on n'avait pas le droit de peindre, c'était menottes et prison. C'est génial, quand même ! Maintenant, tout le monde est peintre... ».
Convoquant de nouveau Picasso, Marinetti explique que « la plupart des peintres s'inventent un moule à gâteau, et font toujours le même gâteau. Mais ce sont des faiseurs, et moi, je ne peux plus voir ça ». Il oblique vers Pierre Soulages : « C'était un chouette mec, et j'ai une certaine admiration pour lui. Mais on lui apportait de la peinture toute faite, il la versait sur une toile et il l'étalait avec une spatule. Tout le monde peut le refaire ». Consciemment ou pas, Julien semble ainsi rétorquer à Pablo que non, le moule dont sortent ses bouledogues en bronze n'est pas son « moule à gâteau » : « Les gens ont l'impression que c'est toujours la même sculpture, mais c'est faux. La composition picturale qui est dessus est unique ». Ces chiens s'appellent « John », comme celui d'un couple dont il fut longtemps le voisin, composé du styliste Tom Ford et du journaliste de mode Richard Buckley : « Un jour, je faisais un vernissage, et Richard est arrivé en pleurant, parce que le chien était mort la veille. Je me suis dit que j'allais faire un bouledogue, et qu'il s'appellerait John ». Ce qui donne d'abord une grande toile, « mais je trouvais ça très moche ». Puis des bronzes, donc, qu'il recouvre alors de coupures du New York Times ou du Herald Tribune. Avant d'entreprendre de les peindre. Plus tard, lorsqu'un collectionneur le met au défi de réaliser un bronze monumental à partir d'une peluche (qui trône d'ailleurs toujours dans un coin de son atelier), il se lance selon le même principe dans les pandas.
« Quand on fait une trouvaille technique, poursuit Marinetti, on peut se mettre à faire du motif. C'est-à-dire que l'artiste n'est plus un artiste, mais fait un truc qu'on peut mettre sur une voiture ou sur un cadran de montre. Il y a du rose avec du jaune, ce n'est pas composé, mais ce n'est pas grave... ». D'autres artistes, par exemple Niki de Saint-Phalle, on pu quant à eux « habiller » des sculptures, en leur dessinant des yeux, des lèvres ou des vêtements. Marinetti, lui, peint de véritables tableaux sur ses bronzes, « déconnectées » de ces derniers : « Il y a une vingtaine d'années, les sculptures étaient monochromes. Quand j'ai débarqué, ç'a été un truc complètement cinglé, parce que si tu déplies l'œuvre tridimensionnelle, tu t'aperçois que c'est une vraie composition picturale ». Outre une appétence pour l'art tribal et primitif, notamment océanien, il revendique plusieurs inspirations, mais « il ne faut pas me dire qu'il y a du Picasso, du Matisse ou du Léger dans ce que je fais. Ce n'est pas vrai. Alors, si je fait un personnage avec une tête de travers et une couronne, ça fait un peu Basquiat, je suis assez d'accord, mais c'est plutôt rare ». Toujours est-il que, ce mariage de la peinture et de la sculpture, il lui a trouvé un nom : le « syncrétisme de l'art ».
Direction un autre atelier, en bord de Seine, à quelques kilomètres de là. On est accueilli par des sculptures monumentales, comme ce pingouin (en résine, une fois n'est pas coutume), dont le bec culmine à 3,50 m du sol. Mais aussi des pandas (une tonne de bronze par pièce !), ou encore de grands chats, inspirés par la déesse égyptienne Bastet. D'autres bronzes, notamment des cochons ou des canards, attendent leur heure sur les étagères de la réserve. Le lieu a des faux airs de garage automobile, avec son pont élévateur, son énorme compresseur et sa cabine de peinture. Dans cette dernière, d'autres pièces de plus petite taille (une quarantaine de centimètres de haut) finissent justement de sécher, après avoir reçu plusieurs couches de vernis.
Marinetti saisit un panda, et en détaille la composition, plus symboliste que strictement figurative (même si le symbolisme est de la figuration) : « Là on a un personnage, et ici, un deuxième. C'est une femme, elle est à la fois de face et de profil. Ses jambes, avec le pied tourné, ses seins, son cou, sa tête, et sa main qui agrippe un truc... ». Il poursuit : « Ce trait, par exemple, il est presque microscopique, mais au fond, il est rouge, et sur le côté, il y a du jaune et du noir. C'est ce qui crée la vibration de l'œuvre... ». Cette technique, qui s'apparente à la gravure, il la nomme « palimpseste », du nom de ces parchemins dont les moines-copistes médiévaux grattaient la surface pour les effacer et pouvoir les réutiliser : « L'un des grands peintres à avoir procédé de la sorte, c'est Michel-Ange. Il retournait son pinceau et il creusait ». Ainsi, Marinetti applique plusieurs couches de peinture, puis les scarifie, pour former, par exemple, les contours d'un personnage. Quand il n'en arrache pas quelques centimètres-carrés, pour obtenir un aplat de couleur, un rehaut ou une ombre, soustrayant donc de la matière : « Même si la sculpture disparaît [sous la peinture], il faut des stigmates, pour rappeler qu'elle n'est pas simplement un support/surface. Elle reste une sculpture, qui en plus est elle-même figurative ». Dans le même esprit, mais dans le sens inverse, Marinetti revendique de « matiérer » sa peinture, c'est-à-dire de la travailler comme un peu comme une pâte, ajoutant de l'épaisseur, du relief, et donc de la matière à ses bronzes.
C'est ainsi que, même si les moulages de départ sont des petites séries (on parle de « multiples »), et si une partie du processus (à savoir la finition) est pour ainsi dire semi-industrialisée, chacune des œuvres qui sortent de ces ateliers est bel et bien unique. Les plus imposantes se sont retrouvées aussi bien sur l'avenue George V à Paris, qu'à Séoul ou Singapour, ou encore en Angleterre ou en Italie. D'autres s'envoleront bientôt pour San Francisco : « Plus on plaît, plus on devient universel ; plus on devient universel, plus on a l'espoir de durer. Moi, j'ai la chance que mon travail soit devenu totémique », conclut Marinetti.